dimanche 24 juillet 2011

Fausses factures / Le naufrage de "La Bohème"

« La Bohème » sombre. Le restaurateur et l'armateur sont accusés d'avoir produit un ou plusieurs devis maquillés en factures pour obtenir une subvention de 300 000 euros de la collectivité locale

Alors que le bateau restaurant de croisière "La Bohème" n'a pas quitté son amarre du Port de Givet comme prévu le 15 avril dernier, que les sociétés, la propriétaire de la péniche et l'exploitante du fond, sont au bord du dépôt de bilan, et que des factures de travaux demeurent impayées, l'avocat du conseil général des Ardennes agissant au nom de son client, vient de déposer plainte contre X du chef de vol, de détournement et d'abus de confiance. Sont évidemment visés, Frédéric Colardelle (ex-restaurateur rémois résidant dans l'Aisne) et son père Joël. Le restaurateur et l'armateur sont accusés d'avoir produit un ou plusieurs devis maquillés en factures pour obtenir une subvention de 300 000 euros de la collectivité locale
C'EST désormais le procureur de la République de Charleville-Mézières, qui tient la barre et va donner le cap. La croisière gastronomique de La Bohème sur les superbes boucles de la Meuse, de Monthermé à Monthermé via les villages de Deville, Madagascar et Laifour, sillonnant entre les légendes des Quatre fils d'Aymon, des Dames de la Meuse, de Roc la Tour… n'existent plus autrement que sur le site officiel du bateau. Les offres de promenades alléchantes, au parfum voulu de croisières transatlantiques des années 30, appartiennent désormais au monde du virtuel.
Le réel a un tout autre goût, celui d'un projet mégalomaniaque, d'un fiasco commercial, et surtout d'une minable escroquerie à l'argent public qui disqualifie l'entreprise depuis son tout début.
Avec la plainte du Conseil général, c'est devant le tribunal que le naufrage de la Bohème va toucher le fond.

La Meuse magique

Le rêve de naviguer sur les eaux chargées d'histoire de la Meuse ne date pas d'hier. Au XXe siècle depuis son début, il était même devenu réalité. C'est Yanny Hureaux, la mémoire vivante des Ardennes qui raconte : « De 1910 à 1914, à bord du Givet-Touriste, on embarquait cent passagers entre Laifour et Givet. Les riches jouissaient du confort moelleux de la première classe. Les autres, assis sur des banquettes en bois, profitaient cependant de la même vue sur l'enchanteresse vallée. Réquisitionné par l'armée française en août 1914, bientôt prisonnier des Allemands qui le baptisèrent Ludwig, libéré en piteux état en 1918, il fut acheté et retapé par des Belges qui lui donnèrent un nom bien de chez eux Mouche 13… »
Et ce ne fut pas la seule expérience. Plus récemment, deux autres bateaux, La Meuse et L'Ardennes ont rivalisé de séduction. Le Conseil général s'était alors financièrement investi. L'affaire avait été un succès. L'un des bateaux avait même navigué pendant 20 ans. Mais le temps a passé, et les navires sont devenus obsolètes. Mais l'envie restait. Pire, le désir était tenace, et pas seulement au département. A Bogny-sur-Meuse et à Givet, on souhaitait vivement qu'un nouveau bateau soit remis à l'eau.

Un investisseur sur les rangs

Début 2007, le Conseil général fait le premier pas et commande une étude à un expert en navigation fluvial, M. Grelet. L'homme n'est pas un inconnu, l'année précédente il a déjà travaillé en ce sens pour la CCI des Ardennes. En septembre il remet son rapport qui recommande un bateau d'une trentaine de mètres, capable de naviguer sur toutes les voies d'eau ardennaises. Plus encore, rapidement, il trouve le-dit bateau, disponible en Bretagne au prix de 300 000 euros. Le Conseil général est prêt à se jeter à l'eau, à l'acquérir, lorsque survient M. Frédéric Colardelle.
Ce cuisinier de profession, qui a bourlingué de cuisines en cuisine pendant 18 ans dans une quinzaine de pays du globe, et travaillé les sauces au Club Med, était revenu dans sa région natale pour y ouvrir, à Reims, rue de Thillois, un restaurant typique, Le Mexico, ainsi nommé en hommage à sa femme, une Mexicaine qui lui a donné deux enfants. Un fonds de commerce qui justement, en 2007, venait d'être vendu.
Grâce à un intermédiaire (voir notre encadré) Frédéric Colardelle rencontre Alain Guillaumin, directeur général des services du Conseil général et lui fait part de son ambition à investir, dans un bateau restaurant qui allierait les plaisirs de la gastronomie et de la fête à celui de la croisière sur la Meuse. Un projet qui a tout pour séduire le département qui est déjà disposé à mettre la main à la poche, ce qu'il fera sous forme de subvention dans l'entreprise Colardelle, mais qui n'aura pas à se soucier de la gestion du bateau, du produit et de l'entreprise. Passer la main à un privé paraît évidemment être la meilleure des solutions. A moins de tomber sur Frédéric Colardelle.
Car dès que le deal est conclu, l'ex restaurateur passe à l'action en multipliant les erreurs et les arnaques.

D'erreurs en arnaque

Sa première boulette c'est l'achat, à un marinier, en mars 2008, du Pharaon, une péniche automotrice de 47 m de long pour 5 m de large construite en Belgique en 1957. Un mastodonte dont le volume handicape la navigabilité et qui s'avère incapable, en cas de volonté de revente, de naviguer sur la plus grande partie du réseau des canaux français qui accueille des péniches de type Freyssinet de 38,50m de long au maximum. Mais sans doute cette dimension était-elle insuffisante pour combler les ambitions pharaoniques de l'acheteur. Montant de la transaction : 120 000 euros.
Le cuisinier se mue en armateur. Il lui faut trouver un chantier pour restaurer la péniche et la transformer selon ses vœux. C'est d'abord le long des quais du chantier belge Meuse et Sambre de Namur, que capitaine Colardelle lance son bout. Le Pharaon est mis à sec et examiné sur ses deux bords. Le 25 mars un devis de réfection est transmis par le chantier : montant 320 000 euros.
Ces travaux ne seront jamais exécutés. La seule facture adressée à M. Colardelle sera celle de la mise à terre, un peu moins de 1 000 euros.
Début juin, contact est pris avec un architecte du Bordelais, BEM (bureau d'étude maritime) pour mettre en musique la partition qu'il a écrite. Le cahier des charges imposé par Frédéric Colardelle qui veut davantage faire du « Pharaon » un bateau restaurant de croisière qu'un bateau de croisière faisant restauration sera à l'origine des invraisemblances de la conception. « Nous n'avons pas eu à connaître la destination du bateau explique M. Poulet de BEM. On nous a imposé un certain nombre de valeurs, de dimensions ». Le premier devis de BEM est adressé en fin de mois. Et les premiers plans sont dirigés vers Meuse et Sambre pour réalisation et Techni-France pour agrément en septembre.

Fausses factures

Coup de théâtre, M. Colardelle quitte le chantier de Namur pour rejoindre Van Kerkoeven à Charleroi. C'est là que seront réalisés les travaux, entre octobre 2008 et juin 2009, pour un montant de 390 000 euros. Adieu Le Pharaon, c'est La Bohême qui sort du chantier. « Il est laid et ne fait pas rêver », commentent alors certains spécialistes de la Meuse qui ne vont pas s'appesantir sur son gabarit. Et pourtant… Ses dimensions sont une catastrophe. Le tirant d'air est de 4,40 m ce qui n'est pas en conformité avec le règlement de la police de navigation intérieure du secteur Meuse - Canal de l'Est Givet/Bras-sur-Meuse qui n'autorise qu'un tirant d'air maxi de 3,70 m. La croisière inaugurale du bateau en destination de Charleville-Mézières, le 5 juin 2009 sera un fiasco affligeant. Et il faudra toute la diplomatie du Conseil général pour obtenir une autorisation provisoire de navigation. Les VNF exigeant toutefois ensuite que la terrasse soit neutralisée lors des déplacements du bateau.
Mais c'est sur le financement que l'incroyable va se produire. D'une façon ou d'une autre, M. Colardelle sait que le Conseil général est disposé à investir 300 000 euros. Toute sa stratégie va donc consister à récupérer l'intégralité de cet argent public. Mais il y a un im pératif : il faut que la subvention soit équivalente à 35 % maximum de l'argent investi.
Il faut donc que M. Colardelle présente des factures acquittées d'au moins 850 000 euros. Faute d'avoir des vraies pour l'intégrité de la somme, (il doit encore de l'argent à ses fournisseurs), il va produire des fausses : 120 000 euros pour l'achat du bateau, Sambre et Meuse 322 950 euros ; Sambre et Meuse encore 76 250 ; Metro près de 200 000 euros et même des factures de Pologne pour 100 000 euros. Total 800 000 euros, il y est. Un total surdimensionné par rapport à la réalité de ses dépenses qui s'élèveraient en fait à un peu plus de 600 000 euros. Un investissement réalisé sans bourse déliée puisqu'il se compose des 300 000 euros de subvention du département et d'un emprunt de 350 000 euros au CIC de Charleville.
Depuis quelques mois, M. Colardelle tente de revendre La Bohème au Conseil général. Il en demande 950 000 euros. Il n'y a pas de petits profits.

http://www.lunion.presse.fr/article/aisne/fausses-factures-le-naufrage-de-la-boheme

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